Apaisement

Jeunesse 20 avril 1938

Il semble que sur les ruines de l'Autriche, l'Europe entre dans une phase d'apaisement. Hors l'Allemagne, tous ont perdu dans cette aventure, et il est assez normal que se fonde un syndicat des vaincus. Il faut à l'Italie des appuis contre son dangereux allié. Elle n'en sera que plus forte à l'intérieur de l'Axe Rome-Berlin, et grâce à cet appui obtiendra pour Trieste et ses lignes de navigation dans la Méditerranée le maintien de leur situation, fort menacée depuis l'Anschluss. Elle se tourne donc vers l'Angleterre et la France où de récents événements intérieurs ont rendu les conversations plus faciles. Mais à ce revirement partiel il faut chercher une autre cause, lointaine dans l'espace : L'échec du Japon dans la Chine Centrale. Le Japon s'y enlise dans une guérilla qui s'éternise et l'exténue. Réjouissons-nous pour la Chine tout espoir n'est pas abandonné ; réjouissons-nous pour l'Europe : l'Axe Rome-Berlin perd son meilleur atout : la diversion en Extrême-Orient. C'était sa grande force. Il réduisait ainsi l'Angleterre à l'impuissance, partagée qu'elle était entre le souci de ses possessions lointaines et ses intérêts méditerranéens.

L'Italie semble donc s'orienter à nouveau vers la collaboration européenne. C'est là le grand apaisement. Plus qu'aucun autre peuple les français ont souffert d'une hostilité qu'ils ne méritaient pas. Rappelons ces vérités à nos amis italiens : c'est pour eux que la France a demandé en 1919 un morcellement de l'Empire Austro-Hongrois, qu'elle paie bien cher aujourd'hui. C'est la France qui, en 1935, a empêché l'application d'un embargo sur le pétrole qui eût absolument empêché la conquête italienne. La France l'a payé cher encore, car la ruine de la Société des Nations, qui en découla, réduisit sensiblement son propre prestige et permit à l'Allemagne sa politique arrogante. Pour fruit de ces sacrifices nous n'avons recueilli que des campagnes de presse injurieuses. Sans doute fut-ce notre punition d'avoir voulu suivre deux politiques à la fois. Mais nous pouvions en ressentir une certaine amertume...

Si l'Italie se rapproche de l'Angleterre aujourd'hui et de la France demain, ce n'est pas qu'elle abandonne l'Alliance avec Berlin. Elle ne le peut pas, je ne crois même pas que d'un certain point de vue « européen » ce soit souhaitable. En vérité elle semble s'orienter à nouveau vers le système du PACTE A QUATRE, et, ma foi, quelques soient les dangers de ce système, il faut l'accueillir avec joie. Il est malgré tout un signe et un instrument de collaboration. Le seul qui, sans doute, puisse empêcher l'établissement d'une hégémonie allemande dans l'Orient européen, dont tous nous aurions à souffrir. Le Pacte à Quatre renouvelé par le rapprochement Anglo-franco-italien maintiendra l'Allemagne.

Ici une grosse menace demeure, et toute l'Europe Orientale l'a bien sentie. Les Allemands sont d'ailleurs allés trop vite et la construction d'une flottille de guerre sur le Danube a montré leur but, même à ceux qui fermaient les yeux. Or les peuples d'Europe Centrale et Orientale ne se sentent aucun attrait pour servir une hégémonie allemande ! Ils se sont ressaisis. Surtout trois grands peuples ont des intérêts en Europe Centrale et Orientale : l'Italie, l'Angleterre et le France. Sans doute cette menace a-t-elle fait beaucoup pour le rapprochement actuel.

Dans cette détente européenne nous devons enregistrer un autre phénomène rassurant. La disparition des idéologies du champ de la vie internationale. Elles avaient empoisonné l'atmosphère. Leur rôle était d'autant plus nocif qu'elles répondaient à des phénomènes purement nationaux. Transportées dans la vie internationale, elles devenaient des véhicules d'impérialisme. Il y a dans le National-Socialisme un phénomène purement allemand et pour être juste à son égard, pour comprendre l'attitude des allemands, il importe de bien le voir. Ce n'est pas que nous demandons la moindre indulgence pour l’idolâtrie raciste, ce n'est pas non plus que nous excusions l'esprit de violence enclos dans ce système, ce n'est pas non plus que nous l'excusions d'être totalitaire. Un régime totalitaire est fatalement tyrannique et anti-chrétien puisqu'il ne fait pas sa part à la personne humaine et qu'il ne réserve pas les droits de Dieu. Mais par ailleurs il y a dans le National-Socialisme quelque chose de proprement allemand, et même de sainement allemand. Il faut comprendre cette Allemagne divisée de mille antinomies, sans cesse prête à se disloquer à travers la diversité de  ses pays, sans cesse prête à se vider, à fondre, oserais-je dire, à répandre ses populations par toutes les vallées de l'Europe. L'autorité, une autorité que nous ne supporterions pas un jour, y est nécessaire. Nul peuple n'est plus incapable de vivre en régime démocratique. L'Allemand est beaucoup trop anarchique pour cela. Sa personne n'a pas assez de consistance individuelle pour se passer de cadres très fermes. Il faut garder cela très présent à l'esprit pour comprendre ce qui se passe Outre-Rhin. De même le fascisme est un phénomène purement italien. Hermann de Keyserling l'a très bien montré dans son ANALYSE SPECTRALE DE L'EUROPE. L'Italie, c'est, à son dire, le pays du CONDOTTIERE. Elle n'a jamais fleuri que sous les dictatures, et son prétendu régime démocratique ne fut guère que la dictature cadrée de Gioletti. Mais, et c'est ce que Keyserling a bien vu, il ne s'agit pas là d'une autorité à la prussienne, d'un mythe de l'autorité. L'Italien est beaucoup trop « personnel » pour cela. La dictature italienne doit reposer sur une adhésion personnelle des assujettis. La caractère passif de l'Allemand devant l'autorité est un fruit du Luthérianisme, le caractère actif de l'adhésion italienne est un fruit du catholicisme. C'est une adhésion perpétuellement active comme l'adhésion de la foi. Elle n'est pas à base d'obéissance comme en Allemagne, mais de confiance. Dans le cas présent cela peut présenter des dangers. Les Allemands obéiront à Hitler pour le seul fait qu'il est le chef. Les Italiens obéiront à Mussolini s'il se couvre de gloire, s'il prend vraiment la figure du chef. Surtout la tentation est grande, si grande que le fascisme y a succombé de créer un mythe étatique – de sombrer dans la statolatrie – pour remédier à ce qu'à de précaire le caractère personnel de cette adhésion. Il faut retenir pourtant que d'une certaine manière, et si on excepte le caractère totalitaire du régime actuel le régime qu'adopteront les Italiens aura toujours quelque chose de fasciste. Le bolchévisme lui-même est un phénomène typiquement russe, et la preuve en est que pour prendre en France le parti communiste a dû adopter un programme contraire à ses principes essentiels, un programme qui conviendrait au parti radical. Mais le communisme véritable est bien un phénomène russe. Il répond à cet immense pays amorphe, où l'apathie générale exige la présence d'un autocrate. D'autre part dans aucun peuple le mot de Proudhon : « la propriété, c'est le vol », n'éveille de si profonde résonance que dans le peuple russe. Il n'a jamais été sûr d'avoir le droit de posséder. Au fait a-t-il jamais possédé ? Il a quitté le servage pour tomber dans le régime collectif du MIR. Et puis c'est ce messianisme, cette soif de tout détruire pour tout reconstruire, qui animait déjà un Pierre le Grand, et que M. Maurice Paléologue a si bien mise en lumière. Comme il porte, le mot de Dostoïevski : « En Russie, nous sommes tous des nihilistes ! »

Ainsi ces idéologies qui ont tenté de diviser le monde, qui ont envenimées les querelles internationales, leur donnant un faux lustre de croisades, ces idéologies étaient des phénomènes nationaux. Elles n'étaient qu'un prétexte à expansion, à prestige, à impérialisme. Depuis quelque temps on ne parle plus de groupe des États totalitaires, de groupe des États démocratiques, et nous l'enregistrons comme un heureux présage de paix.

L'atmosphère est à l'optimisme. Nous-mêmes venons d'exposer les raisons de croire en un avenir meilleur. Il semble qu'on entre dans une phase nouvelle après les semaines de tragédie que nous avons traversées. Ne nous abandonnons pas pourtant à une douce quiétude. L'horizon reste tragiquement chargé. Il faudrait si peu de choses pour tout brouiller quand la paix ne repose que sur des équilibres de fait et des compromis d'intérêts. La paix ne se gagne pas aussi vite. Et puis c'est beaucoup plus, la paix : c'est la Tranquillité DE L'ORDRE : nous sommes encore dans le chaos. Nous voyons poindre une lumière, puisse-t-elle être cette étoile qui mène vers Bethléem, la Maison du Pain. Les Mages ne l'atteignirent qu'après deux ans de cheminement, par les routes les plus escarpées, ne l'oublions pas trop vite.